Le sujet de la lumière dans l’Art est sans doute l’un des plus étudiés. C’est une question prépondérante dans toute démarche artistique. Voici mon point de vue sur la lumière dans l’art abstrait, un outil de travail que je chéris plus que tout.
La lumière moteur de l’art : pas de vision sans lumière
Fiat Lux et facta est lux : « Que la lumière soit, et la lumière fut ». Ceci est tiré d’un texte fondamental pour la culture judaïque et chrétienne : La Genèse. Selon l’ouvrage, c’est cette première parole du Créateur qui a donné la lumière, étape indispensable à la création de tout chose. Allah est « la lumière des cieux et de la Terre » dans l’Islam, la lumière est fondatrice dans les cultes égyptiens (Aton), Diwali, la fête des lumières, est une célébration extrêmement importante dans la religion hindoue…
La lumière est ancrée dans l’esprit de la plupart des civilisations comme une force créatrice, une opposition aux ténèbres. Sans lumière pas d’image. Sans lumière pas de vision.
Il est donc parfaitement compréhensible que la lumière joue un rôle prépondérant dans l’Art, dont des pans entiers n’existeraient pas sans apprendre à l’utiliser. La photographie en est peut-être l’une des plus grande tributaire : sans lumière pour frapper la pellicule ou les cellules de l’appareil pour capturer le moment, pas de photographie.
Les photographes d’art poursuivent la lumière comme Acab son Moby-Dick, les peintres redoublent d’ingéniosité pour la simuler de leurs pigments, les sculpteurs jouent avec les ombres qu’elle projette.
Vous l’aurez compris : la star, l’étoile de cet article est la lumière et son usage dans l’Art, en commençant par ma vision de la manière de l’apprivoiser pour réaliser mes clichés !
La lumière chez Girollet : l’abstraction par le soleil
Girollet n’existe que par le biais de la lumière. Mes clichés, bien entendu, montrent des volumes, des perspectives, des plans successifs. Mais c’est l’interaction de ces derniers avec la lumière que je photographie. Je capture la lumière du jour pour mieux l’offrir. Mes clichés abstraits sont un témoignage du passage de la lumière. Une ode à son voyage depuis l’astre solaire, à 8,32 minutes-lumière de notre bonne vieille Terre. Après cela, elle repart pour un éternel voyage dans le silence éternel des espaces infinis qui effrayaient tant Blaise Pascal.
Pour réaliser mes clichés, il faut m’imaginer comme quelqu’un qui gravit une colline peu avant le lever du jour. Je cherche l’endroit qui me convient le mieux en attendant que le soleil daigne se lever et nous darder de ses rayons joueurs. Ceux-là qui embrasent la campagne lorsqu’ils caressent les premières cimes des arbres ou les premiers faîtes de maison.
Mes arbres sont par contre rarement de bois, je suis « l’œil urbain », la fille de l’asphalte comme m’avait baptisée Jérémie Benoit, conservateur en chef au Château de Versailles . Mes terrains de jeu ne sont pas les belles collines embrumées du cantal ou le lointain horizon océanique. J’arpente plutôt les rues et ruelles, les places, les ports. Je titille les courbes métalliques de bâtiments contemporains et glane mes inspirations dans l’architecture moderne.
C’est dans ses volumes et dans leurs matières, si propices à la réflexion et diffraction, que je parviens à cerner mon amie et tenter de rendre son passage moins fugace en le fixant sur mon appareil. Certains brassent du vent, je préfère me noyer dans la lumière.
C’est peut-être un peu pour cela que je n’explique que très rarement (voire jamais ? 😉 ) ce qui est pris en photo : le sujet n’est pas le bout de métal ou la vitre qui existe bel et bien quelque part. Le sujet, c’est la lumière qui y passe, qui y rebondit, qui en change la couleur et joue au chat et à la souris avec sa vieille amie, la photographe énergique qui lui sourit !
À celles et ceux qui me lisent, à celles et ceux qui regardent mes œuvres ou qui en créent : n’oubliez jamais qui est le vrai sujet : elle vous le rendra à la vitesse de… vous m’avez comprise !
Abstrait et photographie : la lumière comme accord majeur
Michel Seuphor, un peintre et poète belge, donnait comme définition de l’abstrait « J’appelle Art abstrait tout Art qui ne contient aucun rappel, aucune évocation de la réalité observée, que cette réalité soit, ou ne soit pas le point de départ de l’artiste. ».
Je me suis rendu compte que beaucoup de gens qui n’étaient qu’assez peu familiers avec le monde artistique ne savaient pas (ou ne s’étaient jamais vraiment fait la réflexion) qu’on pouvait faire de la photographie abstraite. Après tout, un appareil photo a pour objectif (désolée…) de représenter fidèlement le réel, n’est-ce pas ?
Alors, effectivement, l’appareil capture bien quelque chose de réel, surtout dans ma propre démarche ou mes clichés ne connaissent aucun traitement post prise de vue, informatique ou autre. Donc dans un sens c’est effectivement le réel. Suis-je pour autant en désaccord avec monsieur Seuphor ? Sur d’autres sujets, peut-être, sur celui-ci, non. Comme je vous l’ai dit plus haut, mon sujet n’est pas « le rappel » ou « l’évocation de la réalité observée », mais la lumière qui évolue dans cette réalité que nous observons tous les jours.
John Suler, photographe et professeur de psychologie, a écrit dans un essai la chose suivante :
« Une photographie abstraite vous écarte de ce qui est réaliste ou littéral. Elle vous écarte des apparences et des sujets reconnaissables du monde réel. Certaines personnes vont jusqu’à dire qu’elle se débarrasse d’un véritable sens, de l’existence ou de la réalité elle-même. Elle se dissocie du reste en basant son objectif sur les formes intrinsèques et les conceptions de sens… Voilà l’épreuve de vérité : si vous regardez une photo et qu’une voix dans votre tête se demande “qu’est-ce que c’est ?”… et bien, voilà. C’est une photographie abstraite. »
L’abstraction en photo est pour moi une forme de liberté, de liberté créatrice, comme un crédo : tout est permis. L’idée n’est pas tant que l’on ne puisse pas reconnaître ce qui a été photographié. Pour moi c’est que l’on ne veuille pas reconnaître. Tout simplement, encore une fois, parce que ce n’est pas le sujet. Comme un prestidigitateur dont on révèlerait les tours : ce n’est pas bien plus agréable et libérateur de croire, ne serait-ce que quelques minutes, à la magie, au merveilleux, à l’émerveillement ?
C’est pour moi tout aussi vrai, quel que soit l’Art dont on parle. Peu importe comment l’artiste s’y est pris, tant qu’il ou elle nous fait ressentir quelque chose.
Mais assez parlé de moi, je voulais vous présenter quelques artistes que j’apprécie beaucoup pour leur travail sur la lumière (liste non exhaustive, mais cet article serait interminable sinon !).
L’illusion par la lumière : les photomontages artistiques de Gilbert Garcin
La lumière, Gilbert Garcin y a consacré une bonne partie de sa vie : il dirigeait une entreprise de luminaires à Marseille. Mais ce n’est qu’à sa retraite qu’il décide de lui donner un autre sens lorsqu’il s’inscrit dans son premier photo club. Il s’adonne alors à des photomontages, à l’aide d’un projecteur et un écran de cinéma.
En jouant sur les échelles, les contrastes, armé de figurines en carton, de galets, bois et bout de ficelle, il se met en scène, lui ou sa femme, dans des compositions surréalistes.
« L’atelier du photographe Gilbert Garcin », émission de France Inter du 29 janvier 2011
Transformer l’espace grâce à la lumière : James Turrel
L’américain James Turell, ancien cartographe aérien, a mêlé la science et l’Art dans ses œuvres. Il étudie la psychologie des perceptions, les mathématiques, la géologie et l’astronomie. Vers la fin des années 60, il commence à composer avec les lumières.
La plupart de ses productions n’ont pas « d’objets » ou de matériaux en tant que tels. Il joue avec des cloisons percées, des fenêtres partiellement occultées ou d’autres artifices pour contrôler un savant jeu entre lumières artificielle ou du jour.
Dans les années 70, il commence sa série de Skyspace. Ce sont des environnements clos pouvant accueillir quelques personnes, dont le plafond est parsemé de trous afin que les spectateurs puissent observer le ciel selon les angles qu’il aura choisis. L’œuvre sera mouvante, toujours légèrement différente en fonction de la saison, de l’heure et de la météo.
D’autres œuvres useront presque exclusivement de lumière artificielle, mais toujours avec ce souci d’être épurée d’objet ou matière.
Reportage (en anglais) du musée Guggenheim sur James Turell.
Il y déclare : « Je voulais vraiment me servir de la lumière comme d’un matériau avec lequel travailler pour altérer les moyens de percevoir l’œuvre (…) Si une œuvre n’a ni image ni objet, peu de choses sur lesquelles se concentrer… Sans tout cela, qu’est-ce qu’il nous reste ? L’idée de vous observer en train de voir, de comprendre comment vous percevez. »
Vivre par la lumière : les œuvres de Olafur Eliasson
Si Ólafur Elíasson est danois, il s’attachera toujours fortement à l’Islande, pays de naissance de ses parents. Si son art se rapproche un peu de celui de Turell dans le sens où il a très souvent fait de la lumière son sujet principal, Olafur lui crée de véritables installations pour jouer avec elle.
Il se sert d’eau, de métal, de miroirs… Il diffracte, détourne et reflète pour tromper les perceptions des spectateurs. Ses installations sont souvent à très grande échelle, les visiteurs doivent pouvoir y déambuler longuement pour y perdre la notion d’échelle ou de profondeur.
Interview et petite rétrospective sur les œuvres d’Eliasson par le magazine Dezeen
Plus d’informations : https://www.dezeen.com/2019/07/12/olafur-eliasson-in-real-life-tate-modern-interview-video/
La géométrie de la lumière : Les photographies de Lucien Hervé
Ancien photographe attitré de Le Corbusier, Lucien Hervé est un photographe franco-hongrois.
« Dans les photographies de Lucien Hervé l’ombre et la lumière forment des contrastes riches et parfois violents, des compositions où se retrouvent sans doute les traces proches ou lointaines des recherches du Bauhaus ou des constructivistes, en tous cas le goût de réinterprétations et de structuration du monde, de l’invention permanente. »
Texte de Pierre Puttemans — Avi Keitelman pour le catalogue CIVA
Lucien travaille le contraste et l’impact de la lumière sur les visages d’abord, puis les bâtiments. S’il s’est adonné à la couleur, il est surtout connu pour son travail en noir et blanc. Courbes, droites, arches, fenêtres, colonnes et projections d’ombre sont ses outils de travail pour nous faire découvrir des espaces géométriques entre l’obscurité et la pleine lumière. Certains de ses clichés pourraient même faire penser aux dessins d’Escher.
Court documentaire réalisé par le Jeu de Paume sur Lucien Hervé
La lumière comme amante : la photo érotique de Lucien Clergue
Lucien Clergue, un ami proche de Picasso, est connu à la fois pour son travail de photographie érotique en noir et blanc et parce qu’il a co-fondé les Rencontres d’Arles. Ce festival international réunit des photographes du monde entier.
Lucien n’a pas travaillé que le nu, il s’est également adonné au portrait (dont ceux de Picasso), à la nature morte ou aux paysages. Mais ce sont bien ses clichés érotiques qui lui ont attiré une attention toute particulière à l’échelle mondiale. C’était vers 1966, la révolution sexuelle commençait.
Si, comme on peut l’imaginer en photographie érotique, Lucien prenait en photo des femmes nues, il savait pour autant les habiller d’ombre ou de lumière. Vous avez peut-être déjà vu ses clichés les plus célèbres, où l’ombre projetée par des persiennes semble habiller le corps de son sujet comme une délicate nuisette de ténèbres. Ou bien, au contraire, de les baigner de lumière à travers les reflets de l’eau.
Vidéo de Photo Synthèse, Chaîne Youtube sur le thème de la photographie, au sujet de la vie de Julien Clergue
Le light art : la lumière comme pinceau
Pour clore cet article sur la lumière dans l’art abstrait, je voulais vous parler d’une forme d’art qui, si elle n’est pas réellement nouvelle, profite pleinement des nouveautés technologiques pour se renouveler : le light art.
Les artistes de light art se servent littéralement de la lumière pour exprimer leur talent : projections, LED, luminaires, néons, fibre optique, hologrammes… La technologie remplace les méthodes dites « traditionnelles » d’art plastique pour créer des œuvres d’un nouveau genre. Les applications sont nombreuses. Spectacle de son et d’image, sculptures, installations, mode et maquillage même ! Le Web fourmille de différents exemples tous plus surprenants les uns que les autres.
Le light Art se sert aussi de projection mapping, qui utilise des technologies de projection 3D pour transformer complètement l’espace et les perceptions grâce à la lumière. Voici une petite compilation de cet envoûtant mélange d’art et de technologie :
Retrouvez l’intégralité des artistes de cette vidéo dans la description YouTube.
D’autres artistes en symbiose avec la lumière
Nous pourrions continuer bien longtemps à présenter des artistes qui maîtrisent la lumière, mais tout cela serait bien trop long. Cela dit, si le sujet vous intéresse, voici une petite liste d’autres artistes à découvrir :
- Salgado, l’incroyable magie du noir et blanc
- Ansel Adams, qui sublime la nature
- Richard Serra, la révélation de la matière acier et des courbes par lumière
- Walter de Maria, sculpteur de foudre.
- Quentin de La Tour, pastelliste, qui joue de la gaieté avec transparence
Isabelle & Pierre