Par quel miracle du regard et de la pensée, l’objet ordinaire, l’objet quotidien, peut-il se faire objet d’art ? Qui soupçonnerait, derrière une porte vitrée, à l’angle d’un mur, sur des dallages piétinés par des milliers de passages, que se cache une image artistique, quelque chose qui révèle à la fois une personnalité et une époque ?
C’est un mélange, une chimie, qui s’opère pour obtenir un tel résultat. Mais c’est inexplicable. On peut réfléchir sur le cas, échafauder des hypothèses, des théories, psychologiques, sociologiques, artistiques, on peut tout faire, tout dire, tout penser, mais rien, jamais, n’expliquera réellement le fait.
Or, c’est ce fait, irréductible, implacable, que nous montre aujourd’hui dans toute sa plénitude, Isabelle Girollet. Comment !? Ce petit bout de femme, pétillant, joyeux, malicieux, et si naïf à la fois, opérer un tel miracle sur une réalité aussi banale que la moderne architecture en ses détails les plus plats ! C’est inimaginable, dira-t-on. Eh bien, non ! C’est précisément, cette personnalité si spontanée, jamais encombrée de savoirs universitaires poussiéreux, toujours en revanche ouvert sur un monde changeant, toujours en accord avec lui comme elle est en accord avec elle, qui nous offre ces images étonnantes, tellement renouvelées dans leurs visions et leurs conceptions.
Car Isabelle Girollet nous avait habitué à des photographies certes extraites de grands ensembles architecturaux contemporains, souvent industriels, mais jamais encore elle n’était allée aussi loin dans la rénovation. Au point qu’on ne reconnait plus qu’à peine sa manière. Tout était clair, net, froid, glacial parfois, bien que toujours très coloré, et tout devient flouté, ponctué, mouvant, vif même, presque saccadé quelquefois. Et plus encore qu’auparavant, nous sommes dans le détail significatif, révélateur d’une idée. C’est presque du minuscule qui explose en image abstraite. Une serrure, un angle de verre, et l’on a une composition. Comment comprendre cela ? Il n’y a quasiment que la couleur, si révélatrice d’elle, qui nous rappelle la première vision d’Isabelle. Oh ! certes, tout est construit comme autrefois, parfaitement équilibré, mais ça bouge désormais, ça glisse, ça saute, ça s’ellipse, avec rapidité parfois, ça brille donc ça reflète une lumière mouvante. C’est la découverte de la notion de temps dans l’image. Voilà, c’est sans doute ce qu’a voulu Isabelle Girollet, faire vivre ses photographies, emporter le spectateur avec elles, les conduire dans l’espace-temps. Qu’on ne s’y trompe pas, ce n’est là qu’une étape, une étape qui nous rappelle aussi bien Lucio Fontana que Pierre Soulages, et il y a fort à parier qu’elle ira plus loin encore dans l’abstraction non pas lyrique, mais spatialiste, dans cette recherche du mouvement et du temps dans l’espace clos et figé de l’image, ou les formes, les lignes, les couleurs se complètent et jouent ensemble pour dynamiser la surface, la faire elle-même bouger et l’extraire de son propre carcan. Il y a là de l’intellectuelle qui s’ignore, car tout cela, avec Isabelle Girollet, se fait dans la plus grande simplicité et la plus grande candeur. Toutefois, quelque chose ne trompe pas. Elle me confiait il y a quelque temps qu’elle rentrait le soir épuisée d’une journée de travail. Elle avait en effet marché, photographié, mais surtout elle s’était plongée toute entière dans sa réflexion, cherchant quelque chose, ce quelque chose qui est ses tirages, qui sont sa pensée, elle-même donnée entièrement à ses clichés, au point de se confondre avec eux. Il n’y a pas de mystère, toute image d’art photographique est plus qu’un simple shooting. De cela, on se moquerait presque, s’il n’y avait en arrière-plan une véritable personnalité d’artiste, qu’Isabelle Girollet possède au plus haut point.